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TERRASSÉ PAR LA FOUDRE :
L’ÉPILEPSIE

 

J’étais assis par terre dans le salon quand c’est arrivé. J’avais 4 ans et nous étions ensemble, mon frère Lee et moi, pendant que mon père préparait le dîner dans la cuisine. À cet âge-là, il n’était pas du tout étonnant pour moi de ressentir des moments de déconnexion totale, des périodes d’absorption en moi-même  – où j’étudiais de près les lignes de mes paumes ou regardais les évolutions de mon ombre quand je me balançais d’avant en arrière avec des mouvements lents et rythmés. Mais ça, c’était quelque chose d’autre, une expérience à nulle autre pareille, comme si la pièce autour de moi m’entraînait de tous les côtés, que la lumière se mettait à suinter et que le temps lui-même coagulait et s’étirait en un instant unique en train de disparaître. Je ne le savais pas et ne pouvais pas le savoir à cet instant-là, mais je faisais une très grosse crise d’épilepsie.

L’épilepsie est l’une des affections les plus courantes du cerveau  – environ 300  000 personnes en Grande-Bretagne connaissent l’épilepsie sous différentes formes. Les crises sont le résultat de brèves perturbations électriques dans le cerveau. Aujourd’hui, on connaît un peu mieux le déroulement de ces crises, comment elles commencent et comment elles s’arrêtent. Leur origine reste cependant encore mystérieuse. Mais les médecins pensent que l’épilepsie pourrait être un trouble des liaisons entre les cellules nerveuses ou une perturbation de l’équilibre chimique cérébral.

Dans les jours qui avaient précédé la crise, mon père avait noté que mes paupières tressautaient et que mes bras se contractaient quand j’étais dans la causeuse du salon en train de regarder la télévision. Inquiet, il avait appelé le médecin pour qu’il m’examine. Le temps était chaud, humide, et le médecin suggéra qu’il ne s’agissait que de « cela ». Il recommanda à mon père de rester vigilant et de lui rapporter tout autre phénomène similaire.

Ma chance fut que mon frère était avec moi, au moment de la crise. J’avais eu des convulsions et m’étais évanoui. En entendant mon frère pleurer, mon père s’était précipité dans le salon pour en savoir la raison. Instinctivement, il me prit dans ses bras et courut jusqu’à la station de taxis voisine. Il monta dans le premier, pria le chauffeur de l’emmener à l’hôpital le plus proche  – St George  – le plus vite possible. Pendant que le taxi traversait les rues à toute allure, il n’y avait rien que mon père puisse faire sinon me serrer contre lui et prier.

Trempé de sueur, mon père se rua hors du taxi et fonça directement au service de pédiatrie. Je n’étais pas revenu à moi et la crise continuait, j’étais plongé dans ce que l’on appelle un « état épileptique », potentiellement mortel. À l’accueil, une infirmière appela des médecins qui m’injectèrent du Valium pour me stabiliser. Je ne respirais plus et commençais à bleuir. Les médecins pratiquèrent un message cardiaque pour me ramener à la vie. Environ une heure après le début de la crise, j’étais tiré d’affaire. Épuisé et soulagé, mon père éclata en sanglots. Sa réaction rapide m’avait sauvé la vie.

On diagnostiqua une épilepsie du lobe temporal.

Les lobes temporaux sont situés sur le côté de la tête, au-dessus des oreilles. Ils jouent un grand rôle dans la perception, la mémoire, l’audition et le traitement de l’information sensorielle  – les crises qui affectent cette région du cerveau peuvent endommager la mémoire et troubler la personnalité.

L’épilepsie est bien plus fréquente dans le spectre autistique que dans la population normale. En Grande-Bretagne, un tiers environ des enfants autistes développent une épilepsie du lobe temporal à l’adolescence. Pour cette raison, on pense que ces deux affections doivent certainement avoir une source commune dans la structure même du cerveau ou dans les gènes qui le déterminent.

Pour préciser le diagnostic, on me fit un électro-encéphalogramme (EEG). Pendant un électro-encéphalogramme, on place des électrodes tout autour du crâne pour mesurer l’activité électrique du cerveau et traquer toute anomalie de ses flux. Je me souviens du technicien, au-dessus de moi, en train de placer les électrodes, de petites capsules de métal circulaires, sur différentes parties de ma tête  – avec du gel pour les maintenir en place. Je tressaillais et grimaçais à chaque fois qu’il m’en appliquait une parce que je n’aimais pas qu’on me touche la tête.

On me fit également passer une IRM (imagerie par résonance magnétique) du cerveau. L’IRM utilise un grand aimant, des micro-ondes et un ordinateur pour générer une image détaillée de l’intérieur du corps. On m’administra un sédatif avant l’IRM, probablement parce que le technicien était inquiet pour moi à cause du bruit de la machine et d’un possible sentiment de claustrophobie. Je me souviens qu’on m’avait allongé sur une couchette blanche et brillante, lisse, qui fut ensuite poussée à l’intérieur d’un tunnel étroit. L’examen dura environ trente minutes. En dépit du bruit de l’appareil, je m’étais bel et bien endormi parce que je me souviens d’avoir été réveillé par mon père, une fois la couchette retirée du tunnel.

Je restai à l’hôpital plusieurs jours, pour des tests. Mes parents se relayèrent auprès de moi, jour et nuit. Ils craignaient que je panique si je ne voyais pas une figure familière à mes côtés au moment du réveil. Ma chambre avait un sol brillant avec beaucoup de petites éraflures, et la texture de mes draps était différente de celle des draps de la maison  – moins douce, irritante. Mes parents me donnaient du jus d’orange, des cahiers à colorier et des crayons de couleur, mais je passais beaucoup de temps à dormir. Je me sentais très fatigué.

Les médecins annoncèrent à mes parents que le pronostic était bon  – environ la moitié des enfants avec une épilepsie du lobe temporal guérissent  –, on me donna des médicaments en cas de crises et je rentrai à la maison.

Le diagnostic de mon épilepsie affecta mes deux parents très profondément, surtout mon père. Son père à lui  – mon grand-père  – avait souffert de crises d’épilepsie pendant de nombreuses années quand il était adulte, et il était mort prématurément quelques années avant ma naissance.

William John Edward était né dans l’Est de Londres au début du siècle. Il avait travaillé comme cordonnier et s’était battu pendant la Seconde Guerre mondiale, évacué de Dunkirk puis stationné dans une base militaire du Nord de l’Écosse au service d’une batterie antiaérienne. Il s’était marié et il avait eu quatre enfants, dont mon père, le plus jeune. Les crises avaient commencé après la guerre et avaient été particulièrement violentes  – ma grand-mère s’était rapidement habituée au son des assiettes cassées et des tasses renversées sur le sol.

À cette époque, on disposait de peu de moyens pour aider les épileptiques. Les médecins suggérèrent que la maladie de mon grand-père avait été causée par l’explosion des obus pendant la guerre. Ils recommandèrent à ma grand-mère de divorcer de son mari et de déménager. Après tout, elle avait des enfants jeunes et toute la vie devant elle. Cela avait certainement été la décision la plus difficile de sa vie, mais elle suivit le conseil du médecin et se remaria. Mon grand-père fut interné dans un hospice fermé pour ex-soldats atteints de troubles mentaux.

La rupture de la relation entre mes grands-parents eut des conséquences désastreuses sur la famille. Le nouveau mari de ma grand-mère avait du mal à trouver du travail et jouait le peu qu’il gagnait, de sorte que, sans revenus stables, ils se trouvèrent bientôt avec des arriérés de loyer. Un jour, en rentrant à la maison, ils virent que tous leurs meubles avaient été entassés sur le trottoir et les portes scellées. Ils avaient été expulsés  – ils étaient sans logis.

Une amie de la famille se chargea un temps des enfants, dont mon père  – qui joua le rôle du grand frère pour ses demi-frères et sœurs, avant qu’ils ne s’installent avec mon grand-père dans un foyer pour sans-abri. L’amie de la famille donna à mon père une boîte de Lego comme cadeau de départ. Le foyer se réduisait à de petits cagibis en guise de chambre avec des toilettes communes, une salle de bain et une cuisine. Les couloirs qui reliaient les chambres étaient étroits et le sol était couvert de béton rouge. Mon père pouvait entendre le personnel marcher dans le couloir. Il surnomma l’un d’eux « Jackboots[3] ».

On attribua à la famille deux petites pièces sans meubles. La télévision et la radio n’étaient pas autorisées. Dans l’une des chambres  – celle des enfants  – il y avait la place pour trois lits. La chambre de ma grand-mère comportait un lit, une table et une chaise. Les hommes n’étaient pas autorisés à passer la nuit au foyer, et son mari dut louer une chambre au-dessus d’une boutique. Ils furent séparés pendant toute la durée du séjour au foyer.

La vie au foyer était lugubre : pas d’intimité, à l’exception des deux chambres qui devaient rester ouvertes à toute heure. Le personnel était strict et dirigeait l’immeuble de manière militaire. La famille détesta ce séjour d’un an et demi qui ne s’éclaira que de l’amitié que noua ma grand-mère avec la gérante du foyer, une Mrs Jones. Enfin, la famille déménagea dans une nouvelle maison.

Mon père rencontra son père pour la première fois quand il avait 11 ans. À cette époque, les crises de mon grand-père étaient moins fréquentes et il avait l’autorisation de sortir le jour pour travailler dans sa cordonnerie. Le soir, il retournait à l’hôpital. Mon père était très jeune quand la maladie de mon grand-père avait commencé, et il n’avait pas de souvenir de lui, ni de son visage. Ils se rencontrèrent chez cette amie qui l’avait recueilli avec ses demi-frères et sœurs. Papa se souvient d’avoir serré la main d’un homme aux cheveux gris, mal habillé qu’on lui présenta comme son père. Avec le temps, ils devinrent proches.

L’âge venant, la santé de mon grand-père périclita rapidement. Mon père lui rendait visite aussi souvent que possible à l’hôpital. Il avait 21 ans quand mon grand-père mourut. Le cœur avait lâché après une attaque et une crise d’épilepsie. Au bout du compte, il avait été un homme bon et bienveillant. J’aurais aimé le connaître.

J’ai eu la chance miraculeuse de vivre à une époque de grands progrès médicaux, de sorte que mon expérience de l’épilepsie a été très différente de celle de mon grand-père. Après les crises et le diagnostic, mes parents redoutèrent que je sois désormais incapable de mener la vie « normale » qu’ils voulaient pour moi. Comme pour beaucoup de parents, être « normal », cela voulait dire être heureux et productif.

Les crises disparurent : comme pour 80 % des personnes concernées par l’épilepsie, mon traitement s’avéra efficace. Je pense que ce fut un facteur déterminant, qui aida ma mère à gérer ma maladie. Elle était très sensible au fait que, d’une certaine manière, j’étais différent depuis toujours, vulnérable, toujours en manque de soins supplémentaires, de soutien et d’amour. Parfois, elle s’inquiétait à l’idée que je puisse avoir une autre crise à n’importe quel moment. Alors, elle passait dans une autre pièce et pleurait doucement. Je me souviens de mon père qui me disait de ne pas entrer dans la chambre quand ma mère était trop émue.

Je trouvais les sentiments de ma mère très difficiles à saisir. Cela n’aidait pas que je reste dans mon monde à moi, absorbé dans la contemplation de choses minuscules, mais incapable de comprendre les changements émotionnels et les tensions au sein de la famille. Mes parents se disputaient parfois, comme tous les parents, au sujet de leurs enfants  – de la meilleure marche à suivre pour eux. Dans ces querelles, leurs voix devenaient d’un bleu profond dans mon esprit, je rampais par terre et pressais mon front contre le tapis, les mains sur mes oreilles jusqu’à ce que le bruit disparaisse.

C’était mon père qui me faisait prendre mes comprimés tous les jours, avec un verre de lait ou un verre d’eau au moment des repas. À cause de ce médicament  – la carbamazépine  – je devais aller tous les mois à l’hôpital, avec lui, pour une prise de sang vérifiant les effets secondaires qui pouvaient affecter mon foie. Mon père était un partisan farouche de la ponctualité et nous étions toujours dans la salle d’attente de l’hôpital au moins une heure avant le rendez-vous. Il m’achetait toujours un verre de jus d’orange et des cookies. Les chaises étaient en plastique, inconfortables, mais je me souviens que je ne voulais pas rester debout tout seul. Il me fallait attendre que mon père se lève avant de me lever moi-même. Il y avait beaucoup de chaises et je passais le temps en les comptant.

Quand l’infirmière appelait mon nom, mon père m’accompagnait dans une petite zone fermée par des rideaux où je m’asseyais. Elle remontait alors l’une de mes manches et me piquait le bras. J’avais eu de nombreuses prises de sang, aussi je savais à quoi m’attendre. L’infirmière recommandait aux patients de regarder ailleurs pendant qu’elle introduisait l’aiguille, mais je gardais la tête immobile, fixant le tube transparent qui se remplissait d’un sang rouge sombre. Quand c’était terminé, l’infirmière retirait l’aiguille et posait un coton qu’elle faisait tenir avec une bande adhésive ornée d’un dessin de visage souriant.

L’un des effets secondaires les plus courants de ce traitement était une hypersensibilité à la lumière du soleil. De sorte que je passais les mois d’été à l’intérieur, pendant que mon frère jouait dans le jardin et au parc. Ça m’était égal, parce que même aujourd’hui, la lumière du soleil me pique et me met mal à l’aise. Par beau temps, je m’aventure rarement dehors pour de longues périodes. Peu après ma crise, mes parents voulurent me surveiller encore plus étroitement, et je passais beaucoup de temps dans le salon, où ma mère pouvait garder un œil sur moi pendant que je regardais la télévision et jouais avec des pièces de monnaie que l’on m’avait données à compter.

Un autre effet secondaire de mon traitement contre l’épilepsie était un sentiment de désorientation et de somnolence. Chaque fois que je commençais à me sentir confus, je m’asseyais, croisais mes jambes et attendais que la sensation passe. Parfois, mes parents étaient gênés quand nous étions en train de marcher dans la rue et que je m’arrêtais soudain pour m’asseoir au milieu du trottoir. Heureusement, l’accès de désorientation ne durait que quelques secondes. Mais cette perte de contrôle de même que son imprévisibilité me faisaient peur et j’étais souvent au bord des larmes.

Il existe une relation complexe entre le sommeil et l’épilepsie. Beaucoup d’épileptiques souffrent de troubles du sommeil. Les experts pensent que certains troubles du sommeil comme les terreurs nocturnes ou la déambulation nocturne (ou somnambulisme) correspondent à des moments de crise que vit le cerveau pendant le sommeil. Entre l’âge de 6 ans et le début de l’adolescence, j’ai eu de temps à autre des déambulations nocturnes  – certaines fois souvent, d’autres fois plus ponctuellement. La déambulation nocturne intervient dans les trois premières heures de sommeil quand les ondes du cerveau ont augmenté en amplitude et que le sommeil est profond. En général, le somnambule ne réagit pas quand on lui parle et ne se souvient pas de ses déambulations. Dans mon cas, j’escaladais mon lit et faisais le tour de ma chambre suivant un itinéraire particulier. Parfois, je tapais sur les murs et sur la porte de ma chambre, réveillant mes parents qui me raccompagnaient gentiment jusqu’à mon lit. Bien qu’il soit en vérité sans danger de réveiller un somnambule, cela peut être pour lui désorientant et stressant.

Mes parents prirent une série de précautions pour s’assurer de ma sécurité pendant la nuit. Tous les soirs, avant d’aller se coucher, ils débarrassaient le sol de tous les jouets et laissaient une lumière allumée dans le hall. Ils installèrent également une porte en haut de l’escalier car apparemment, une nuit, j’étais descendu pour me rendre à l’arrière de la maison, et l’on m’avait retrouvé avec la main sur la porte qui conduisait au jardin.

De manière probablement peu surprenante, je tombais de sommeil pendant la journée, comme si toute mon énergie avait été pompée. Et tout ce que je voulais, c’était dormir. En classe, il était habituel pour moi de poser ma tête sur mon bureau et de m’endormir. Les enseignants, parfaitement informés par mes parents, ont toujours été sympathiques et tolérants. C’était souvent désorientant de se réveiller après une période de dix ou vingt, voire trente minutes, et de trouver la classe vide et les enfants en train de jouer dans la cour, mais il y avait toujours un professeur pour me rassurer.

L’impact cumulé des différents effets secondaires de mon traitement sur ma première année d’école fut considérable. J’avais du mal à me concentrer en classe et à travailler harmonieusement. Je fus le dernier enfant de ma classe à maîtriser l’ordre alphabétique. Ma maîtresse, Mrs. Lemon, m’encourageait à écrire mon alphabet avec moins de fautes, à coups d’autocollants de couleur. Je n’ai jamais été gêné ou concerné par le fait d’être à la traîne : les autres enfants ne faisaient tout simplement pas partie de mon monde.

Deux fois par an, j’allais avec mon père à l’hôpital pour enfants Westminster de Londres pour un scanner de contrôle de mon cerveau. Nous nous y rendions en taxi, nous arrivions tôt comme d’habitude, et nous attendions que ce fut notre tour. J’ai dû passer beaucoup, beaucoup d’heures, assis dans les salles d’attente des hôpitaux.

Après trois ans, la décision fut prise de diminuer progressivement mon traitement. Ma mère paniqua à l’idée que l’épilepsie puisse revenir, bien qu’heureusement je n’aie pas eu de nouvelle crise jusqu’à aujourd’hui. Les effets secondaires des médicaments disparurent et mes performances à l’école s’améliorèrent.

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Les séquelles de mon épilepsie  – s’il y en a eu  – sur mon cerveau et son fonctionnement ne sont pas évidentes. Les crises de mon enfance trouvaient leur origine dans le lobe temporal gauche, et certains chercheurs suggèrent que les personnes affectées par le syndrome savant possèdent un hémisphère cérébral gauche déficient qui entraîne une compensation par l’hémisphère droit. On justifie cette théorie en avançant que les dons le plus souvent observés chez les « savants », y compris les nombres et le calcul, sont associés à l’hémisphère droit.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas facile de déterminer si l’épilepsie est une cause ou un symptôme de cette déficience de l’hémisphère gauche, et il est possible que les crises de mon enfance soient venues comme la conséquence d’une déficience plus ancienne, probablement de naissance.

Pour cette raison, les experts se sont intéressés à mes capacités de perception pour voir en quoi elles différaient de celles des autres. Une étude fut menée au Centre de recherche sur l’autisme de Cambridge, à l’automne 2004. Le Pr Simon Baron-Cohen  – spécialiste de la psychopathologie du développement et le meilleur chercheur en matière de troubles du spectre autistique  – est le directeur de ce centre. L’étude mit à l’épreuve la théorie de la « faible cohérence centrale », autrement dit le fait que les autistes s’intéressent aux détails au détriment des informations globales (le « dessin d’ensemble »), alors que la plupart des gens contextualisent les informations et négligent souvent les plus petits détails. Par exemple, des études ont montré que les enfants autistes sont très performants  – et meilleurs que les sujets non-autistes  – dans la reconnaissance de visages familiers lorsque l’on ne leur montre qu’une partie de ce visage sur des photographies.

La tâche de Navon consiste à identifier une cible particulière à un niveau local ou global. Dans le cadre de mes tests au Centre, les scientifiques me demandèrent d’appuyer sur un bouton avec ma main gauche si je voyais la lettre A et d’appuyer sur un bouton avec ma main droite si je ne la voyais pas. Les images étaient projetées sur un écran devant moi et mes réponses étaient mécaniques. À plusieurs reprises, j’appuyai trop rapidement sur le « non » parce qu’il fallait plusieurs secondes à mon cerveau pour comprendre que la configuration d’ensemble des lettres formait un grand A. Les scientifiques appellent ce phénomène « l’interférence » et il est communément employé pour les illusions d’optique. Pour la plupart des gens, l’interférence est causée par l’image globale  – par exemple quand on leur présente une lettre H composée de petits A, la plupart des gens ne vont pas immédiatement voir les A à cause de l’interférence du H. Dans mon cas, comme la plupart des autistes, l’interférence est inverse et je me bats pour distinguer la figure d’ensemble parce que mon cerveau se concentre tout de suite sur les détails.

Dans l’illustration ci-dessus, l’image de gauche montre une lettre A composé de H plus petits. L’image de droite montre la lettre H, composée de petits A.

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En Australie, le Pr Alian Snyder  – directeur du Centre du cerveau à l’Université de Sydney  – a suscité beaucoup d’intérêt quand il a prétendu pouvoir simuler les dons des personnes affectées par le syndrome savant en utilisant une méthode appelée la « stimulation magnétique transcrânienne » (SMT). La SMT a été utilisée comme outil médical dans la chirurgie du cerveau, stimulant ou anesthésiant des zones particulières du cerveau, ce qui permet aux médecins de surveiller les effets de la chirurgie en temps réel. C’est une technique non invasive qui semble ne pas avoir d’effets secondaires. Selon le Pr Snyder, les pensées d’un autiste ne sont pas différentes de celles d’un individu normal. Elles sont seulement une forme extrême de celles-ci. En inhibant temporairement certaines activités cérébrales  – la capacité de penser contextuellement ou conceptuellement, par exemple  –, la SMT, selon le Pr Snyder, peut être utilisée pour stimuler certaines parties du cerveau responsables de la collecte des informations brutes non filtrées. Ce faisant, il espère entraîner le cerveau à percevoir les choses autrement.

Le professeur utilise une pastille reliée par des électrodes à une machine TMS. Une clé noire géante est appliquée aux lobes temporaux, qui envoie des impulsions variables d’énergie magnétique. Certains « cobayes » de Snyder prétendent avoir temporairement connu des facilités pour dessiner ou pour analyser un texte. Les dessins d’animaux étaient plus vivants et plus détaillés, la lecture était plus précise.

La plupart des gens lisent en isolant des groupes familiers de mots. Pour cette raison, beaucoup ne voient pas les erreurs d’épellation ou les répétitions. Par exemple :

Un tiens

vaut mieux que deux tu

tu l’auras[4]

En lisant rapidement on ne remarque pas le second « tu » superflu. Un bénéfice secondaire de la gestion de l’information par le détail plutôt qu’en globalité est que l’on est très scrupuleux : je suis par exemple un très bon correcteur. Le dimanche matin, en lisant les pages du journal sur la table, je relevais pour mes parents les fautes de grammaire ou d’orthographe. « Pourquoi ne peux-tu pas juste lire le journal comme n’importe qui ? » s’exclamait finalement ma mère, exaspérée, après que j’ai relevé une douzaine de fautes dans un article.

Le Pr Snyder soutient que les capacités exceptionnelles des « savants » sont certainement en chacun de nous mais que, pour la plupart, nous ne savons pas comment les activer. De même, il pense que mes crises d’épilepsie ont pu jouer un rôle, comme les impulsions électromagnétiques de la TMS, en affectant certaines régions de mon cerveau. La voie aurait été préparée pour mes aptitudes numériques et ma synesthésie.

Il y a des exemples de dons apparus après une maladie ou une blessure à la tête. Orlando Serrel, pour ne citer que lui, reçut une balle de baseball en pleine tête à l’âge de 10 ans. Plusieurs mois après, il commença à rassembler de grandes quantités d’informations  – des plaques minéralogiques, des paroles de chansons, des bulletins météo  – qu’il apprenait par cœur sans effort.

Des transformations similaires ont été rapportées dans le cas de patients souffrant de démence fronto-temporale (DFT), une maladie dégénérative du cerveau qui lèse les lobes temporaux et frontal. À mesure que la maladie progresse, le comportement et la mémoire sont affectés. La DFT touche le plus souvent des adultes à partir de la quarantaine.

Bruce Miller, un neurologue de l’Université de Californie à San Francisco, explique que certains de ses patients atteints de DFT développent spontanément un intérêt et des dons en musique et en art. Les études ayant recours à l’imagerie cérébrale montrent que, pour ces patients-là, le flux de sang et l’activité métabolique dans le lobe temporal gauche sont réduits. Pendant ce temps, l’hémisphère droit du cerveau, siège de la perception visuelle et de l’espace, est bien mieux préservé.

Il semble que les crises de mon enfance ont dû jouer un rôle dans la construction de la personne que je suis aujourd’hui. Beaucoup d’autres ont vécu de la même manière leur expérience de l’épilepsie, comme Dostoïevski. Ce célèbre écrivain russe du xixe siècle, auteur de Crime et châtiment et Les Frères Karamazov, avait une forme rare d’épilepsie du lobe temporal appelée « épilepsie extatique ». Les crises de Dostoïevski intervenaient le plus souvent la nuit et étaient généralisées, affectant le corps tout entier. Son expérience de la maladie l’a conduit à créer des personnages atteints d’épilepsie dans quatre de ses romans : Kirilov dans Les Possédés, Smerdiakov dans Les Frères Karamazov, Nellie dans Humiliés et offensés, et le prince Mychkine dans L’Idiot.

Dostoïevski décrit ainsi son expérience de l’épilepsie :

Pendant un moment, je fais l’expérience d’une joie qu’on n’éprouve pas dans un état normal et que les autres ne peuvent concevoir. Je ressens une harmonie parfaite en moi-même et dans le monde entier. Le sentiment est si fort et si doux que pour ces quelques secondes de félicité, on donnerait dix ans de sa vie, voire sa vie entière.

J’ai l’impression que le Paradis est descendu sur la Terre et m’a avalé. Je suis vraiment parvenu jusqu’à Dieu et je suis imbu de Lui. Vous qui êtes en bonne santé, vous n’avez pas même l’idée de la joie dont nous, les épileptiques, nous faisons l’expérience pendant la seconde qui précède la crise.

On pense également que l’écrivain et mathématicien Lewis Carroll souffrait de crises d’épilepsie du lobe temporal, ce qui lui aurait inspiré l’écriture de son plus fameux ouvrage : Alice au pays des Merveilles. Le passage suivant décrit une expérience de chute involontaire très similaire à celle qui intervient lors d’une crise d’épilepsie :

Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans ce qui semblait être un puits très profond. […] « Eh bien ! se dit Alice, après une pareille chute, je n’aurais plus peur de tomber dans l’escalier ! » […] Elle tombait, tombait, tombait. Cette chute ne prendrait-elle donc jamais fin ?[5]

Certains chercheurs pensent même qu’il pourrait y avoir un lien entre l’épilepsie et la création. L’écrivain Eve LaPlante l’évoque dans son livre Seized : Temporal Lobe Epilepsy as a Médical, Historical and Artistic Phenomenon. Elle prend l’exemple célèbre de Van Gogh qui souffrait de crises sévères qui le laissaient déprimé, hagard et agité. Au plus fort de la maladie, Van Gogh produisait des centaines de dessins, de toiles et d’aquarelles.

À environ 8 ans, pendant plusieurs mois, je me suis mis à écrire compulsivement, souvent pendant des heures, sur des rouleaux de papier à imprimante. Feuille après feuille, je notais des mots minuscules et serrés les uns contre les autres. Mes parents devaient se procurer d’immenses rouleaux pour moi, parce que je n’arrêtais pas. Mon écriture manuscrite était illisible  – une institutrice se plaignit d’avoir à changer la correction de ses verres de lunettes pour me lire  – tant j’avais peur de manquer de papier pour écrire.

Je me souviens de peu de chose sinon de descriptions très denses : une page entière pouvait être consacrée aux différents détails d’un endroit ou d’un objet, ses couleurs, ses formes et ses textures. Il n’y avait pas de dialogues, pas d’émotions. À la place, je décrivais les longs tunnels qui s’aventuraient en zigzag dans des profondeurs ténébreuses, sous les océans scintillants, les cavernes empierrées ou encore les tours qui montaient jusqu’au ciel. Je n’avais pas besoin de penser à mon sujet. Les mots semblaient juste sortir de ma tête. Même sans projet conscient, les histoires étaient toujours compréhensibles. Je montrai l’une d’elles à mon institutrice, et elle l’aima assez pour en lire des passages à haute voix, devant la classe. Mon écriture compulsive disparut aussi soudainement qu’elle était venue. Néanmoins, il m’en est resté une fascination éternelle pour les mots et le langage, ce qui m’a depuis beaucoup servi.

De plus en plus d’épileptiques vivent sans crise, grâce aux progrès de la médecine et des techniques. Le stigmate qu’était autrefois l’épilepsie (et l’autisme) est en train de disparaître, mais les troubles du cerveau ne sont pourtant pas mieux compris. À des parents d’enfants épileptiques, je dirais qu’ils doivent s’informer le plus possible sur cette maladie. Et que le plus important de tout, c’est de donner à leurs enfants la confiance de s’accrocher à leurs rêves, parce que c’est cela qui façonne le futur de chaque individu.